Un grand progrès pour les femmes. Depuis que la mifépristone – ou RU 486 – est arrivée sur le marché en France en 1988, la prise en charge de  l’interruption volontaire de grossesse (IVG) a complètement changé. Jusque-là, l’avortement se faisait forcément à l’hôpital, au bloc opératoire, sous anesthésie locale ou générale, à des dates non choisies. Avec le risque angoissant de dépasser les délais légaux. Cette nouvelle molécule a introduit une alternative presque aussi efficace (95 % contre 99 %) que l’aspiration, mais moins lourde. Deux comprimés à prendre à quarante-huit heures d’intervalle : la mifépristone, pour bloquer la production de progestérone nécessaire à la poursuite de la grossesse, puis le misoprostol, pour provoquer les contractions et l’expulsion. Avec la possibilité de rester chez soi, loin des regards parfois culpabilisateurs du personnel médical. « Une révolution », se souvient Marie-Laure Brival, chef de service obstétrique à la maternité des Lilas, qui a participé dans les années 80 aux tests cliniques. « Non seulement, la RU 486 permettait de mettre fin plus tôt à la grossesse, mais les femmes avaient le sentiment de s’émanciper des médecins. » Mais est-ce parce qu’elles l’ont choisie comme leur méthode préférée qu’elle est devenue la plus répandue en France ? En 2001, lorsqu’on a autorisé gynécologues et généralistes à la prescrire dans leurs cabinets, elle représentait 10 à 15 % des interruptions volontaires de grossesse. Aujourd’hui, on dépasse largement les 50 %. En 2014, près de 60 % des 219 000 IVG se sont faites ainsi, selon la Drees (Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques). Un taux qui pourrait atteindre les 70 % dans les cinq ans à venir, selon Marie-Laure Brival, qui s’interroge : « Quand certains services hospitaliers pratiquent plus de 90 % d’IVG médicamenteuse, peut-on encore dire que les femmes ont le choix ? » Encore faudrait-il avoir accès à toutes les méthodes. « Les femmes sont de plus en plus dépendantes de l’offre de soins », estime Sophie Gaudu, gynécologue-obstétricienne, présidente du Revho (Réseau entre la ville et l’hôpital pour l’orthogénie). Dans certaines régions, il est devenu difficile d’obtenir un rendez-vous pour une IVG chirurgicale. En dix ans, 130 centres ont fermé. « L’été, lorsque certains blocs opératoires ferment, on renvoie les femmes vers la méthode médicamenteuse », déplore Danielle Gaudry, gynécologue et responsable de la commission avortement du Planning familial. Quant aux anesthésies locales, « elles sont de moins en moins pratiquées, alors que l’intervention est rapide (dix à quinze minutes) et sans douleur ». Conséquence : alors que la Haute Autorité de santé recommande de recourir à l’aspiration sous anesthésie au-delà de la neuvième semaine d’aménorrhée, nombre d’établissements s’affranchissent de ces directives. « Imposer une IVG médicamenteuse à douze ou à quatorze semaines relève de la maltraitance, condamne Marie- Laure Brival. Les douleurs sont violentes, les hémorragies conséquentes, l’expulsion s’apparente à un mini-accouchement. Toutes les femmes n’ont pas envie de vivre cela. »

L’IVG médicamenteuse arrange tout le monde

Comment en est-on arrivé là ? En raison d’une combinaison de facteurs qui n’ont pas grand-chose à voir avec les préférences des concernées. « Depuis le vote de la loi Veil, il y a quarante ans, les autorités de santé peinent à assurer l’accès à l’IVG, notamment en raison des réticences de certains médecins, profondément opposés à cet acte, analyse Marie-Laure Brival. L’IVG médicamenteuse arrange tout le monde : d’un côté, les établissements, soumis à des contraintes budgétaires, peuvent faire des économies sur les anesthésistes, les obstétriciens, libérer des blocs opératoires et des lits… Une salle avec des chaises confortables et des infirmières pour donner des analgésiques suffit. Et, de l’autre côté, cela arrange les médecins qui se déchargent de cet acte non valorisé sur le personnel soignant. » Dans certains services, où l’on enregistre jusqu’à 95 % d’IVG médicamenteuses, les chefs ne cachent pas que la question du choix des femmes n’est pas leur priorité. « Vous préférez qu’on ne fasse pas d’IVG ? », répond l’un d’eux, en off, quand on lui pose la question. « Je n’ai pas eu le choix. » C’est l’une des critiques qui revient le plus souvent dans une enquête menée actuellement par le Planning familial français. « Il est difficile de se faire un avis, raconte Elsa, 27 ans, qui a avorté l’an dernier. Mon médecin m’a présenté la mifépristone comme la meilleure méthode, parce que je pouvais le faire chez moi, en regardant des films. Mais j’avais lu sur Internet des témoignages de filles qui avaient beaucoup souffert et avaient été impressionnées par les caillots de sang. Je suis finalement allée à l’hôpital où une infirmière adorable m’a donné des antidouleurs assez forts. » Lucie, 36 ans, a fait des pieds et des mains pour avoir un rendez-vous chirurgical dans les temps : « Je voulais que ça aille vite, ne plus avoir à y penser, raconte-t-elle. J’ai subi une fausse couche, je ne voulais pas revivre la même chose. Et, surtout, je voulais être sûre de ne pas avoir à revenir. »

« Malheureusement, l’avortement est toujours une urgence pour la femme »

 Avec la mifépristone, il y a en effet un risque d’échec de 2 à 5 %. Il faut alors compléter par une aspiration. « La meilleure méthode est celle qui est adaptée à chacune », assure Elisabeth Aubeny, présidente de l’Association française pour la contraception, qui dirigeait le centre de planification familiale de l’hôpital Broussais, à Paris, pendant les essais de la RU 486. Toute la littérature scientifique montre, en effet, que la tolérance et l’acceptation de l’IVG dépendent du choix de la méthode par la patiente. « Lorsqu’on l’impose, il y a un risque que cela soit mal vécu, surtout au-delà de neuf semaines d’aménorrhée. C’est pourquoi il est nécessaire, même si cela coûte cher, de maintenir une prise en charge instrumentale. » Preuve que cela pose un problème de santé publique : en Ile-de- France, où 52 % des IVG sont médicamenteuses, le programme Frida prévoit de sauvegarder l’IVG chirurgicale, soulignant que « le recours quasi exclusif à la technique médicamenteuse dans certains établissements reflète plus le choix des équipes que celui des femmes ». actuellement, « le véritable choix n’existe pas », souligne Sophie Eyraud, généraliste et coprésidente de l’Ancic (Association nationale des centres d’IVG et de contraception). « Il dépend du premier intervenant qui prend la femme en charge, même s’il est favorable à l’IVG. » Le premier intervenant aura d’autant plus d’influence que, pour certaines, n’avoir qu’un seul interlocuteur pour des raisons de confidentialité est d’une importance capitale. Si elle s’adresse à un généraliste, elle sera orientée davantage vers la méthode médicamenteuse. Si elle va à l’hôpital, on ne lui proposera pas de prendre les comprimés chez elle. « Malheureusement, l’avortement est toujours une urgence pour la femme, souligne Sophie Gaudu. Elle accepte ce qui est le plus près, le plus rapide. » Un choix par défaut.